Chaque matin, des milliers de salariés prennent la route pour rejoindre leur lieu de travail. Mais que se passerait-il si le temps passé entre le domicile et le premier client devait désormais être rémunéré ? Une récente décision de la Cour de cassation remet cette question au centre du débat.
Les travailleurs itinérants, particulièrement concernés par leurs longs trajets professionnels, suivent de près ce revirement discret mais majeur. La plus haute juridiction française vient en effet de reconnaître, à travers une jurisprudence inédite, que le trajet domicile-travail pourrait être considéré comme un temps de travail effectif, ouvrant la voie à une rémunération supplémentaire pour de nombreux salariés.
Vers une redéfinition du temps de travail pour les itinérants
La Cour de cassation a récemment contraint les employeurs à revoir leur manière d’évaluer les trajets domicile-client et client-domicile des salariés itinérants. Dans un arrêt rendu le 23 novembre 2022 (n° 20-21.924), la haute juridiction a estimé que ces déplacements peuvent être considérés comme un temps de travail effectif, et donc rémunérés, sous réserve de remplir certaines conditions précises.
En pratique, lorsqu’un salarié doit se rendre directement chez un client en début de journée ou y achever sa mission en fin de journée, l’employeur pourrait être tenu de comptabiliser ce temps comme du travail. Cette décision marque un tournant majeur dans l’interprétation des obligations patronales à l’égard des salariés itinérants.
« Je devais toujours être joignable, même dans les embouteillages »
« Je passais parfois plus de deux heures par jour à parcourir la région entre mon domicile et mes rendez-vous clients. Mon téléphone professionnel devait rester allumé en permanence ; je recevais des instructions de dernière minute, sans possibilité de véritablement décrocher », témoigne Karim, technicien de maintenance dans une entreprise de froid industriel en Île-de-France.
« On nous répétait que ce n’était pas du travail, alors que j’étais déjà pleinement mobilisé, mentalement comme professionnellement. Pendant des années, j’ai effectué ces trajets sans la moindre rémunération. Aujourd’hui, la justice semble enfin reconnaître cette réalité et donner raison aux salariés itinérants comme moi. »
Des conditions bien encadrées par la justice
Cependant, la décision de la Cour de cassation comporte des nuances importantes. La haute juridiction a clairement défini les conditions nécessaires pour qu’un trajet soit reconnu comme du temps de travail effectif :
- Le salarié doit rester à la disposition de son employeur pendant toute la durée du déplacement.
- Il doit suivre les directives ou instructions données par l’entreprise.
- Il ne doit pas être libre de vaquer à des occupations personnelles durant ce temps.
En d’autres termes, tous les trajets ne donnent pas droit à rémunération. Si le salarié dispose d’une liberté totale de mouvement ou n’est soumis à aucune contrainte immédiate, ce temps de déplacement ne peut pas être assimilé à du travail effectif.
Une obligation de contrepartie dès dépassement du temps habituel
Au-delà de la question du statut de travail effectif, la Cour de cassation rappelle qu’un employeur a l’obligation de prévoir une contrepartie — qu’elle soit financière ou sous forme de repos — lorsque le temps de déplacement professionnel dépasse la durée habituelle du trajet domicile-travail.
Cette contrepartie peut prendre plusieurs formes, selon les accords internes ou les conventions collectives, comme l’illustre le tableau ci-dessous :
| Situation | Obligation pour l’employeur | Modalité de mise en œuvre |
|---|---|---|
| Trajet itinérant avec directives | Rémunération possible | Si usage du téléphone pro ou instructions reçues |
| Trajet plus long que la durée habituelle | Contrepartie obligatoire | Repos ou indemnité prévue par accord ou décision unilatérale |
| Trajet habituel non contraint | Pas d’obligation | Règle inchangée |
Le contrôle judiciaire s’intensifie
Dans un autre arrêt rendu le 30 mars 2022 (n°20-15.022), la Cour de cassation a accordé aux juges le droit d’évaluer la “suffisance” des contreparties versées aux salariés. Autrement dit, un simple forfait ou chèque d’indemnité symbolique ne sera plus acceptable si sa base de calcul est jugée disproportionnée.
Les magistrats peuvent désormais s’appuyer sur les statistiques de l’INSEE pour déterminer la durée moyenne des trajets dans une zone géographique donnée. Si la compensation est jugée dérisoire, ils peuvent imposer une grille plus juste, adaptée aux réalités locales et aux conditions de déplacement réelles des salariés.
La preuve incombe au salarié
Cependant, il appartient au salarié de prouver que le temps de déplacement constitue effectivement un temps de travail. Aucun rappel de salaire ne peut être réclamé sans preuve concrète : relevés d’appels, géolocalisation, planning détaillé, ou tout document attestant d’instructions reçues pendant le trajet.
Karim, rencontré en Seine-et-Marne, en est bien conscient :
« J’ai commencé à noter mes heures, à conserver les messages du dispatching et à enregistrer mes connexions. C’est la seule façon de soutenir un dossier solide si je décide de porter l’affaire devant le Conseil de prud’hommes. »
Une jurisprudence qui redessine les contours de la mobilité professionnelle
Bien que cette nouvelle interprétation du droit du travail concerne principalement les salariés itinérants, elle met en lumière un aspect souvent ignoré du quotidien professionnel : les trajets contraints. Les employeurs ne sont pas tenus de rémunérer les déplacements classiques entre le domicile et un lieu de travail fixe, mais devront désormais réviser leur approche pour les profils mobiles.
Les syndicats ont déjà commencé à suivre le dossier de près, tandis que certains employeurs craignent une augmentation des contentieux, surtout si leur politique RH n’est pas encore adaptée à cette décision de la Cour. Reste à savoir si cette jurisprudence préfigure une évolution législative, ou même un débat politique sur la reconnaissance de la pénibilité de certains trajets professionnels.
FAQ
Qu’a décidé la Cour de Cassation sur le temps de trajet domicile-travail ?
La Cour de Cassation a jugé que, dans certains cas, les trajets entre le domicile et le premier ou dernier client peuvent être considérés comme du temps de travail effectif et donc rémunérés.
Quels salariés sont concernés par cette décision ?
Principalement les salariés itinérants, dont le quotidien implique de se déplacer régulièrement pour des rendez-vous professionnels. Les trajets vers un lieu de travail fixe restent exclus.
Les employeurs doivent-ils payer tous les trajets domicile-travail ?
Non. Seuls les trajets contraints entre le domicile et le premier ou dernier client peuvent être rémunérés, pas les déplacements classiques vers un bureau fixe.
Qu’advient-il si l’indemnité versée est jugée insuffisante ?
Les juges peuvent évaluer la suffisance de la compensation et imposer une grille adaptée si elle est jugée dérisoire, en s’appuyant sur des statistiques officielles (ex. INSEE).
Cette décision concerne-t-elle tous les secteurs ?
Oui, mais elle s’applique surtout aux métiers itinérants (techniciens, commerciaux, maintenance). Les salariés travaillant sur site fixe ne sont pas concernés.
Conclusion
la décision de la Cour de Cassation marque un tournant important dans la reconnaissance du temps de travail des salariés itinérants. Elle souligne que les trajets contraints entre le domicile et le premier ou dernier client peuvent désormais être rémunérés, à condition que le salarié soit à disposition de l’employeur et suive ses directives.
